Très tôt, Paul Morand et Jacques Chardonne ont compris qu'ils écrivaient ensemble leur grand œuvre. Dès 1957, ils rêvaient à la postérité offerte par cette correspondance. À travers leur amitié, deux univers et deux caractères s'affrontent : le cosmopolitisme face au microcosme, la vitesse flamboyante face à la concision lumineuse. Si leur style se change parfois en arme lourde et néfaste, le plus souvent les lames sont fines et étincelantes. Morand a la tenue noble du cavalier au sabre, dans une armure ciselée de mots qui brillent de mille feux. En bon Charentais, Chardonne excelle dans la botte de Jarnac et ses phrases courtes de moraliste font souvent mouche. Le sage Chardonne, chirurgien du cœur, reste immobile dans son jardin de La Frette, tandis que l'ardent Morand ne s'arrête jamais, décapoté, de Vevey à Tanger en passant par le Portugal. Après les années noires de la guerre, c'est un bain de jouvence. Les Hussards naissent armés, comme Athéna, de ce couple improbable. Sous leur plume s'anime toute une génération de jeunes écrivains : Nimier, Frank, Blondin, Sagan, Laurent, Déon, Nourissier, tandis que Cocteau, Mauriac ou Malraux paradent. Morand et Chardonne, qui ne renient rien de leurs engagements, se tiennent en embuscade. Deux fois Morand échoue à l'Académie française, malgré les stratégies de Chardonne. Aux lectures au long cours – Chateaubriand, Proust, ou le Journal des Goncourt – se mêlent les commentaires des événements de Suez et de Budapest, de la guerre d'Algérie ou de la politique de celui qu'ils surnomment Gaulle. La date de l'an 2000, à laquelle leur correspondance pourrait être divulguée, revient souvent comme l'horizon de l'immortalité. Si l'on parle encore d'eux au XXIe siècle, pour Morand, la partie est gagnée : Nos lettres pourraient être publiées, en l'an 2000, sous le titre Après nous le déluge, non ?.