Il a souffert, le Pantagruel. Dans nos Lagarde & Michard d’autrefois, on le qualifiait de « livre maladroit et naïf ». Et dans l’exemplaire de la Bibliothèque Royale conservé à la BNF, la page comportant la discussion pourquoi les moines ont-ils la couille si longue a simplement été arrachée.
Surtout, à partir du 17ème siècle, et jusque dans la récente édition Pléiade, on commet un acte de grande bêtise : on fait précéder Pantagruel par Gargantua, sous prétexte que l’histoire, Gargantua étant le père de Pantagruel, se passe avant.
Alors que ce qui est fascinant dans le Pantagruel, et le rend vertigineux, c’est le chemin vers une langue qui, peu à peu, quitte l’abstraction des voix pour apprendre à nommer le monde. Tout à la fin du Pantagruel, le narrateur, Alcofribas Nasier c’est l’anagramme de François Rabelais, grimpe dans la bouche de son propre personnage, le géant, et y découvre des villes, des paysans : la langue française désormais est inventée.
Et c’est toutes les étapes de cette naissance qui nous rendent ce livre fascinant : le non-sens, le à ceste heure parles-tu naturellement adressé à l’étudiant limousin, les langues inventées de Panurge (vous vous dites ne pas comprendre le français de Rabelais ? – mais il est construit spécialement pour interroger le fait que la langue ne se comprend pas...), le procès de langue en délire de Baisecul contre Humevesne, et toute sa charge subversive contre les abus de pouvoirs de la royauté, etc, etc...).
Et puis Rabelais s’emmêle : il y a 2 chapitres IX, il y a ces chapitres qui se répètent, parce qu’on décalque une figure chez l’italien Merlin Coccaïe, et qu’on la réécrit avec ses armes ensuite. C’est l’archéologie de son invention qu’il nous permet. Si Pantagruel reçoit la célèbre lettre de son père, lui indiquant tout son programme d’étude (Ie voy les brigans, les bourreaux, les avanturiers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prescheurs de mon temps...) une fois qu’il les a bouclées, et alors qu’il témoignera aussitôt, au chapitre suivant, quand Panurge lui parle latin, n’en avoir rien suivi, c’est bien délibéré...
C'est pour assister encore de plus près à cette naissance, et de Rabelais, et de la langue, que nous proposons le Pantagruel d’après l’édition princeps de 1532, avec entre crochets [les ajouts de] l’édition de 1533. Ponctuation et graphies originales respectées, u et v distingués.