Dans Pantagruel et Gargantua, les enfances, études, farces et guerres des deux géants, le fils et le père, et dans le Quart Livre cette navigation d’île en île vers le pôle, au pays où gèleront les paroles.
Si le Tiers livre est si mal connu, c’est qu’il est seulement affaire de parole.
On dirait un coup de bistouri : Rabelais est prêt à raconter l’embarquement des navigateurs, et dans le dernier chapitre ils s’embarquent effectivement. Mais, comme s’il n’avait rien prévu lui-même, au dernier moment tout le monde descend. Même, alors qu’on est censé être en utopie, de l’autre côté du monde, voilà qu’on se retrouve en vieille Touraine : le fou sera celui de la cour du roi, le juge viendra de Mirebeau, la sorcière on la prend dans ces landes qui seront encore de mauvaise réputation au XIXe siècle, à Panzoult près Chinon. On la lui a assez reprochée, à Rabelais, cette apparence incohérence narrative.
Mais l’utopie, dont on vient, ne suppose-t-elle pas qu’on puisse faire confiance aux paroles qui la disent, ou la promettent ?
On a aussi voulu rabattre le Tiers Livre a son point de départ rhétorique : Me doibs-je marier, ou non ? demande Panurge, à quoi invariablement Pantagruel répond : soyez asceuré de vostre vouloir.... La docte « querelle des femmes » qui avait agité le XVIe siècle s’était close près de 30 ans plus tôt : ce n’est pas le thème ni l’enjeu du Tiers Livre.
Alors un premier niveau de farce, récurrente, soit. Mais c’est à un déploiement complet de toutes les strates de la parole qu’on va assister, et selon son locuteur. La parole des livres, celles des horoscopes. La langue du rêve, et celle des poètes. Le muet, la sorcière. Et chaque fois on renforce la mise : le médecin et le théologien, évidemment. Mais on ajoute le philosophe (stupéfiant Trouillogan). Et, ultime « incohérence » du Tiers Livre, on décide, à l’exact milieu du livre, de s’en remettre au fou, on ne parlera plus que de folie, mais comme ledit fou on va le chercher à la cour du roi (tiens donc), il n’arrivera comme par hasard que pour clore le livre...
Alors choisissez : rien de facile, mais rien qui récompense autant. Livre à la fois le plus secret (suivez les occurrences du nombre 78...) et celui qui embarque le plus loin dans la naissance même de la fiction.
On a reproduit ici l’exacte version initiale de l’imprimeur Michel Fezandat, Paris, en 1552, celle qui fait autorité, révisée par Rabelais lui-même, après la première édition de 1546.