« J’ai eu des amis, un père et une mère qui ne furent pas père et mère, Tanti Anna, mon cousin, puis l’Europe s’est fendue en deux... Mais, en ce début de janvier 1948, je n’étais pas morose en pensant à ces années de tohu-bohu et de pérégrinations sur des chemins menant nulle part où tant d’espoirs furent décimés. Années égarées où je me suis avancé vers la vie et où la vie s’est jouée de moi. Elles ont suivi le désordre du siècle et j’ai grandi au hasard de leurs coups de dés. » Ces « années égarées », ce sont celles que vécut Serge Moscovici, de son enfance roumaine à cette première nuit parisienne de 1948, dans un asile pour immigrants de la rue Lamarck. Années longtemps enfouies au fond de la mémoire pour avoir été trop douloureuses. Parfois trop lumineuses aussi peut-être pour qu’en soit soutenable la nostalgie. Le divorce des parents, l’enfance brinquebalée, les premiers émois dans la touffeur des plaines à blé de Bessarabie. La raideur des uniformes de lycéen. Et puis le froid, la faim, le travail forcé, la peur dans Bucarest livré au fascisme et à la haine raciale. La révolte contre l’injustice et aussi l’amitié, pudique et exclusive, entre cinq jeunes garçons – dont Isidore Isou – qui n’avaient rien moins que le monde pour horizon et le génie pour ambition. Enfin, la paix revenue, les voyages initiatiques à travers l’Europe et l’exil, qui aboutissent à la Ville promise, Paris. Il y a dans cette autobiographie un charme viscontien. Avec la genèse d’une méthode et d’une pensée reconnues comme magistrales.