En ce début de xxie siècle, est-il encore concevable de qualifier une révolution, une société, un comportement... de « bourgeois(e) », terme volontiers considéré comme suranné voire digne d'un marxisme d'un autre siècle quand il n'est pas édulcoré dans le vocable gentiment critique de « bobo » (bourgeois bohême) ? Pour répondre, n'oublions pas que les mots aussi ont une histoire et celle de « révolution bourgeoise » fut singulièrement contrastée. Pendant longtemps, la relation qui associait la geste révolutionnaire à l'avènement de la bourgeoisie s'est imposée avec la force de l'évidence. D'emblée, les historiens libéraux de la Restauration qualifièrent la Révolution française de « bourgeoise » ; et pendant plus d'un siècle l'évidence demeura indiscutée. À partir des années 1950, cependant, le consensus fut brisé par des historiens comme George Taylor et Alfred Cobban, qui y virent un insupportable réductionnisme. La notion de « révolution bourgeoise » prit ensuite un sens de plus en plus polémique, au point qu'à la fin des années 1980, l'idée même d'une lecture sociale de la Révolution française a paru, à certains, d'un déterminisme désuet, ignorant l'histoire politique et culturelle, cultivant « le mythe de la bourgeoisie française » (S. Maza, 2003). Pourtant, la question des liens entre les dynamiques sociales et politiques dans l'histoire des révolutions demeure bel et bien posée, de même que celle de la portée des changements intervenus dans la France révolutionnée. Alors, n'est-il pas temps de briser ce tabou implicite ? Ce livre s'y emploie : en croisant les contributions d'historiens européens et américains, il examine l'usage des notions discutées et il réinterroge l'événement révolutionnaire en partant des acquis récents d'une histoire moins cloisonnée, dans laquelle l'histoire sociale et l'identification des comportements collectifs découlent d'interactions multiples entre rapports socio-économiques, représentations culturelles et investissements politiques. Les auteurs ont donc envisagé l'hypothèse d'un nouvel « ordre bourgeois » non pas comme le résultat de l'inéluctable prise de pouvoir par une bourgeoisie forcément conquérante, mais comme un processus multifactoriel et cumulatif, qui se donne à voir ou se dit, parfois se cache. Ce processus se manifeste au travers d'itinéraires sociaux où la diversité n'empêche pas certaines convergences, dans l'exercice de fonctions politiques autant que dans de nouvelles pratiques de l'État et dans un ordre public ou familial réaménagé, dans les manières de vivre et de voir le monde... Plus qu'une nécessaire mise à jour d'un débat classique, l'ouvrage invite à s'interroger sur les manières d'interpréter les changements de société dans la Révolution française, mais aussi bien au-delà.