Suzanne et le Pacifique by Jean Giraudoux

Suzanne et le Pacifique

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Description

J'avais dix-huit ans. J'étais heureuse. J'habitais, avec mon tuteur, une maison toute en longueur dont chaque porte-fenêtre donnait sur la ville, chaque fenêtre sur un pays à ruisseaux et à collines, avec des champs et des châtaigneraies comme des rapiéçages…, car c'était une terre qui avait beaucoup servi déjà, c'était le Limousin. Les jours de foire, je n'avais qu'à tourner sur ma chaise pour ne plus voir le marché et retrouver, vide de ses troupeaux, la campagne. J'avais pris l'habitude de faire ce demi-tour à tout propos, cherchant à tout passant, au curé, au sous-préfet, son contrepoids de vide et de silence entre des collines; et pour changer le royaume des sons, c'était à peine plus difficile, il fallait changer de fenêtre. Du côté de la rue, des enfants jouant au train, un phonographe, la trompe des journaux, et les chevreaux et canards qu'on portait aux cuisines poussant un cri de plus en plus métallique à mesure qu'il devenait leur cri de mort. Du côté de la montagne, le vrai train, des meuglements, des bêlements que l'hiver on devinait d'avance au nuage autour des museaux. C'est là que nous dînions l'été, sur une terrasse. C'était parfois la semaine où les acacias embaument, et nous les mangions dans des beignets; où les alouettes criblaient le ciel, et nous les mangions dans des pâtés; parfois le jour où le seigle devient tout doré et a son jour de triomphe, unique, sur le froment; nous mangions des crêpes de seigle. Un coup de feu dans un taillis: c'est que les bécasses passaient, allant en un jour, expliquait mon tuteur pour me faire rougir, à l'Afrique centrale. Une bergère qui faisait claquer ses deux sabots l'un contre l'autre: c'était voilà vingt ans l'appel contre les loups, il servait maintenant contre les renards, dans vingt ans il ne servirait plus que contre les fouines. Puis le soleil se couchait, de biais, ne voulant blesser mon vieux pays qu'en séton. On le voyait à demi une minute, abrité par la colline comme un acteur. Il eût suffi de l'applaudir pour qu'il revînt. Mais tout restait silencieux… Illuminés de dos, toutes les branches et les moindres rameaux semblaient se lever, tous les arbres se rendre à merci… On les rassurait… On faisait malgré soi un demi-geste pour les rassurer… Un grand oiseau volait très haut, seul éclairé encore en ce bas monde; on était ému à le voir comme s'il y avait chez les oiseaux non des races qui volent haut, mais un épervier solitaire et toujours lumineux… Un braconnier là-bas pêchait les écrevisses et sa lanterne suivait le ruisseau; le vent se levait, retroussait nos prisonniers chênes, nos prisonniers vergnes, leur donnant à tous la couleur des saules. On souriait à suivre ce feu qui taquinait cette eau, cet air qui taquinait la terre, les quatre éléments ensommeillés et doucement en jeu. A la première étoile nous abandonnions notre visage comme une prime, nous reprenant un peu à la seconde. De la Montagne de Blond un hululement s'élevait, c'était le grand-duc des Cévennes, le plus grand, disait mon tuteur, après celui des Andes. Une lune ronde, ronde, dont tous les nuages étaient rejetés, qui parfois semblait tourner à reculons, comme si allait virer ce que mademoiselle appelait chaque soir le char de la nuit, une lune qu'il eût suffi pour me faire pleurer, moi et mes pareilles, de dire semblable à celle de Batavia, montait… On entendait Marie dans la chambre, cornant les lits pour sa dernière visite… Tout à coup sur la rue s'allumait le gaz, et le char de la nuit tournait vraiment, chassant les chauves-souris… C'est alors qu'on sonnait et qu'arrivaient mes amies.

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