Nos frères farouches by Jules Renard

Nos frères farouches

By

Description

Elle est si naturelle que, d’abord, elle a l’air un peu simple. Il faut longtemps la regarder pour la voir.
A l’école.
Elle est allée à l’école huit mois, chez ce vieil ours de Varneau.
On payait trente sous par mois et, en hiver, chaque élève apportait le matin sa bûche.
Il y avait deux partis en classe : les écriveux et ceux qui n’écrivaient pas. Ses sœurs ont eu le temps d’apprendre. Comme elle était l’aînée, elle a dû tout de suite se mettre au ménage avec sa mère, et elle n’a rien appris.
Elle connaît la lettre P, la lettre J et la lettre L, parce que ces lettres lui ont servi à marquer le linge de ses petits, qui s’appellent Paul, Joseph et Lucienne. Elle reconnaît aussi le chiffre 5, on ne sait pas pourquoi.
Elle ne peut rendre la monnaie que sur dix sous. Par exemple, si on lui achète un sou de lait, elle redoit neuf sous. A partir de dix sous, elle s’embrouille, et elle aime mieux dire :
— Vous me paierez une autre fois !
Elle se passe bien d’écrire, mais elle regrette encore de ne pas savoir lire. On a beau lui faire lentement la lecture d’une lettre, elle se méfie. Si elle savait, elle pourrait lire la lettre à son aise, la relire toute seule, en cachette, souvent.
— J’ai soixante ans, madame, dit-elle à Gloriette, c’est trop tard ; si j’en avais vingt de moins, je vous ferais une prière, je vous prierais de m’apprendre à lire !
Elle observe Mademoiselle penchée sur sa table de travail.
— Je viens voir, dit-elle, si vous ne vous trompez pas dans vos écritures !
Et elle ajoute, fine, haussant les épaules pour se moquer d’elle-même :
— C’est bien à moi !…
Quand son homme, Philippe, est absorbé par la lecture du Petit Parisien, elle a envie de lui arracher le journal et de le jeter au feu.
— Qu’est-ce qu’il trouve donc de si curieux là-dessus ?
Si elle reçoit une lettre à son nom, ce qui ne lui arrive presque jamais, elle l’apporte à Philippe.
— Ah ! mon Dieu ! fait-elle, troublée, dépêche-toi !
— Tu as le temps, peut-être ! répond Philippe.
— Écoute, dit Ragotte, tu vas me la lire d’abord une première fois, vite, pour que je sache si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle. Ensuite, tu me la liras une deuxième fois, sans te presser, pour que je comprenne, comme il faut, ce qu’ils me veulent.
Elle ne sait pas encore que le timbre des lettres est à deux sous.
Elle explique ainsi ce que fait un employé de bureau :
— Toute la journée, dit-elle, il écrit dans une chambre.
Louée.
A douze ans, elle était déjà en maître, c’est-à-dire au service des autres, chez une vieille dame ayant les moyens, mais si avare qu’elle ne pouvait pas garder une servante.
A l’arrivée de Ragotte, les voisines se dirent :
— Elle est fraîche, cette petite-là ! Elle n’aura pas longtemps sa bonne mine !
La vieille dame taillait elle-même la soupe pour qu’elle fût claire de pain.
— Quand on ne travaille pas beaucoup, disait-elle, on n’a pas besoin de beaucoup manger.
Jamais on ne veillait. Hiver comme été, il fallait se coucher à la nuit tombante et ne pas user de chandelle.
Dès que la vieille dormait, Ragotte allait prendre le pain dans l’arche et se coupait une tranche mince sur toute la longueur de la miche. Elle mangeait sous ses draps, sans bruit, au risque de s’étouffer, et sans plaisir, parce que, demain, la vieille s’apercevrait sûrement de quelque chose.

More Jules Renard Books